Notre lettre 401 publiée le 20 août 2013
USAGE DES LANGUES VERNACULAIRES :
QUAND ÉTIENNE GILSON RAPPELAIT QUE LES MOTS ONT UN SENS...
Placé par Paul VI « au premier rang parmi ceux qui ont initié nos contemporains aux richesses, souvent oubliées ou dédaignées, de la philosophie médiévale », Étienne Gilson (1884-1978) est l’un des penseurs catholiques majeurs du XXe siècle.
Membre de l’Académie française, il a enseigné à la Sorbonne, à Harvard et a participé à la fondation de l’Institut pontifical d’études médiévales (PIMS) de Toronto. Il a surtout entretenu de nombreuses correspondances dont les plus célèbres sont celles avec Jacques Maritain et le Père Henri de Lubac. Même si ses sensibilités politique (il fut sénateur MRP) et religieuse l’ont fait se distancer fortement, avant le Concile, de l’École romaine de théologie et des théologiens de Pie XII, il s’est retrouvé, après le Concile, du côté des grands déçus.
En 1965, Jean de Fabrègues publie en première page de La France Catholique un article de Gilson intitulé “Suis-je schismatique ?”. Un titre évidemment rhétorique mais qui traduit la réalité d’une interrogation que se pose le philosophe sur la traduction en langue vernaculaire des vérités de la foi jusque-là exprimées en latin.
C’est ce texte que nous vous proposons aujourd’hui.
I – LA TRIBUNE D’ÉTIENNE GILSON
(La France Catholique, n° 970, 2 juillet 1965)
SUIS-JE SCHISMATIQUE ?
par Étienne Gilson de l’Académie française.
On parle beaucoup de schisme, ces temps-ci. Cela m’a d’abord surpris, mais sans m’inquiéter. J’avais toujours cru que les schismes étaient des sécessions collectives par lesquelles des groupes de chrétiens se séparaient de l’Église en corps pour se constituer eux-mêmes en églises distinctes. Cela n’arrive pas souvent, mais cette manière d’entendre les choses exclut toute crainte de créer pour soi-même un petit schisme personnel. Je viens d’apprendre que cette confiance est mal fondée, et qu’un seul individu peut s’offrir le luxe d’un schisme privé, pourvu seulement qu’il s’établisse, consciemment et intentionnellement, hors du corps des fidèles.
Cela peut se faire de bien des manières. La plus remarquable que je connaisse est celle de ce prêtre de Boston, qui se fit naguère exclure du corps de l’Église pour son obstination à enseigner, ce que l’on m’enseignait pourtant dans mon enfance, que, hors l’Église, point de salut. Et le voilà lui-même dehors ! II doit être bien étonné, mais son cas peut inquiéter d’autres que lui, car il suit, en effet, de là qu’une personne particulière peut devenir schismatique sans s’en apercevoir. Il lui suffit pour cela de refuser son adhésion à quelque formule particulière de la doctrine que l’Église enseigne et prescrit d’accepter. Je commence à me demander si, contre mon intention la plus profonde, je ne serais pas moi-même engagé sur la voie d’une aussi périlleuse erreur.
Voici les faits.
Dans une des paroisses que je fréquente, on distribue aux fidèles avant la grand-messe, le texte des prières liturgiques qui doivent être chantées en français, ou dans un dialecte approchant, pourvu que ce ne soit pas du latin et encore moins du grec. Je n’y vois pour ma part aucun inconvénient et puisque cette réforme liturgique est en cours, les fidèles n’ont qu’à s’y conformer. Va donc pour "terre entière" puisque entière il y a !
J’avais été pourtant décontenancé, au début par un passage du Credo français, où il est dit que le Fils est "de même nature" que le Père. Je pouvais bien chanter le reste, mais ce de même nature ne passait pas. En y réfléchissant, j’eus tôt fait de voir pourquoi. C’est qu’ayant toujours chanté, en latin, que le Fils est consubstantiel au Père, il me semblait curieux que cette consubstantialité se fût ainsi changée en une simple connaturalité.
Nos prêtres semblent d’ailleurs n’avoir pas été informés de l’événement. À la grand’messe, l’officiant continue imperturbablement de chanter " Consubstantialem Patri", comme si rien n’était arrivé, mais, nous autres, laïcs de plat pays, nous n’avons qu’à suivre la liturgie simplifiée à notre usage. C’est ce que me répondit le jeune vicaire à qui je finis un jour par demander, en recevant de lui ma messe française, si de même nature n’était pas une faute d’impression. "Moi, me dit-il, je suis là pour distribuer les feuilles ; tout ce que vous avez à faire est de chanter ce qui est écrit dessus."
Au fond, il avait raison. De quoi allais-je me mêler ? Le grand avantage, pour les laïcs, d’être invités à une passivité complète, c’est d’être déchargés par là même de toute responsabilité. Ils le seraient sans ce diable de schisme ! Deux êtres de même nature ne sont pas nécessairement de même substance. Deux hommes, deux chevaux, deux poireaux, sont de même nature, mais chacun d’eux est une substance distincte, et c’est même pourquoi ils sont deux. Si je dis qu’ils ont même substance, je dis du même coup qu’ils ont même nature, mais ils peuvent être de même nature sans être de même substance. Suis-je encore tenu de croire que le Fils est consubstantiel au Père ? Suis-je au contraire tenu de les croire seulement de même nature ? Et si je m’obstine à les croire d’abord consubstantiels, ne vais-je pas, schismatique en révolte contre la liturgie de ma paroisse, me séparer de l’Église à laquelle je suis si profondément attaché ?
C’est une situation bien embarrassante. On pourrait supposer que l’Église de France poursuit en cela une fin œcuménique ; mais non, les symboles grecs d’Épiphane et de Nicée disent expressément du Fils qu’il est omousion tô patri. Le symbole dit de Damase, usité en Gaule vers l’an 500, dit bien du Père et du Fils qu’ils sont unius naturae, mais il ajoute aussitôt uniusque substantiae unius potestatis. L’antique symbole Clemens Trinitas est una divinitas affirme en ces termes l’unité de la Trinité divine, parce que les trois personnes sont "une seule source, une seule substance, une seule vertu et une seule puissance". Les personnes ont la même nature, divine, en tant qu’elles sont trois ; en tant qu’elles sont en un seul Dieu, elles ont la même substance : "Trois, ni confondus ni séparés, mais conjoints dans la distinction et distincts dans la conjonction : unis par la substance, mais distincts par les noms ; conjoints par la nature, distincts par les personnes". Je citerai autant de formules de la foi qu’on voudra pour anathématiser, avec le Concile romain de 382, ceux qui ne proclament pas ouvertement que le Saint-Esprit, le Père et le Fils, sont unius potestatis atque substantiae, et, redisons-le, l’unité de substance implique l’unité de nature, mais pour tant de textes qui affirment l’unité de substance, en mentionnant ou non l’unité de nature, je ne me souviens d’aucun où l’unité de nature soit seule mentionnée : "On croit que le Fils est d’une même substance avec le Père : c’est pourquoi on le dit homoousios avec le Père, c’est-à-dire ejusdem cum Patre substantiae, en effet, en grec, omos veut dire un, et ousia veut dire substance, de sorte que les deux ensemble veulent dire : une seule substance."
Le Concile de Tolède (675) me semble fort bien parler. Les trois personnes divines sont un seul Dieu parce qu’elles sont une seule substance : "Hae tres personae sunt unus Deus, et non tres dii : quia trium est una substantia, una essentia, una natura, una divinitas, una immensitas, una aeternitas." ; le Décret sur les Jacobites (1441) plaçait encore en premier lieu l’unité de substance, source de tous les autres.
Le symbole français de 1965 est, je crois, le premier qui ne se fasse pas faute de l’éliminer !
Que penser de tout cela ? Le plus sage serait assurément de n’en rien dire. Un texte liturgique vu, certainement examiné de près par de hautes compétences théologiques, et adopté par elles, doit présenter toutes les garanties nécessaires. On ne veut certainement pas nous ramener à l’homoiousios de jadis, source de l’un des schismes les plus redoutables qui aient divisé l’Église : le moindre soupçon de ce genre serait absurde. Pourtant, ce ne peut être par hasard, par ignorance ni par négligence que la nature est ici venue remplacer la substance. Pourquoi cette substitution s’est-elle opérée ?
Pour un motif apostolique, je crois, et généreusement chrétien. On veut faciliter aux fidèles l’accès des textes liturgiques. On le veut si ardemment qu’on va jusqu’à éliminer du français certains mots théologiquement précis, pour leur en substituer d’autres qui le sont moins, mais dont on pense, à tort ou à raison, qu’ils "diront quelque chose" aux simples fidèles. De même nature semble plus facile à comprendre que de même substance. Ce l’est, en effet, si on prend ce terme à la lettre, et c’est bien là ce que pensaient les Ariens, mais les liturgistes du texte ne pensent certainement pas que le Fils soit d’essence semblable au Père. Ils ne le pensent, ni le disent, ni ne veulent le dire ; alors la seule manière sûre d’exclure ce faux sens est de maintenir le consubstantialem Patri de la tradition.
Il serait troublant de penser qu’une sorte d’avachissement de la pensée théologique puisse tenter certains de se dire qu’au fond ces détails techniques n’ont guère d’importance. Car à quoi bon faciliter l’acte de croire, s’il faut pour cela délester d’une partie de sa substance le contenu même de l’acte de foi ?
II – LES RÉFLEXIONS DE PAIX LITURGIQUE
1) 50 ans après l’interrogation d’Étienne Gilson, la question de la traduction en langue vernaculaire des textes liturgiques, mais aussi de l’Écriture en général, se pose toujours. En 2001, “Liturgiam authenticam”, la Cinquième Instruction (sans parler des lettres, monitions, etc. déplorant les innombrables « abus », tout aussi impuissantes !) pour la correcte Application de la Constitution sur la Sainte Liturgie du Concile Vatican II (Sacrosanctum Concilium) est publiée par le Saint-Siège. Elle a pour objet d’accompagner la présentation, l’année suivante, de l’editio typica tertia du Missel romain. Dans le texte de présentation de l’Instruction, il est rappelé :
– la nécessité d’une attention permanente afin de garantir l’identité du rite romain sur le plan mondial,
– la valeur sacrée de la liturgie et la nécessité que les traductions reflètent attentivement cette caractéristique,
– la référence aux différents documents pontificaux précédents en matière d’approche pour la traduction des textes liturgiques, de manière à ce qu’elle réponde à un critère qui ne soit pas tant celui de la créativité mais plutôt de la fidélité et de l’exactitude de la traduction vernaculaire issue du texte latin.
À compter de 2001-2002, toutes les commissions liturgiques internationales sont donc appelées à préparer la mise à jour des missels en langue vulgaire en fonction de l’editio tertia et des recommandations de Liturgiam authenticam. Alors que la parution des premiers missels en langue vulgaire avait été quasi simultanée à la publication du missel de Paul VI, plus de dix ans après, on attend toujours la traduction française de son editio tertia... En 2009 a été introduite l’édition espagnole pour le Chili, l’Argentine et l’Uruguay, mais l’Espagne comme le Mexique sont encore dans l’attente (il existe en effet plusieurs versions du missel dans les pays hispaniques). La traduction anglaise n’a pour sa part été introduite qu’en 2011 et la traduction en italien en est au même point que la nôtre. Bref, le “délai raisonnable” prévu au paragraphe 77 de Liturgiam authenticam semble plus que dépassé, ce qui prouve combien ce sujet est sensible car théologiquement significatif.
2) Le texte d’Étienne Gilson est bien évidemment important pour l’interrogation doctrinale qu’il soulève, et nous reviendrons prochainement sur la traduction du Credo en français. Mais il vaut tout autant pour ce qu’il révèle du climat des années conciliaires et qui explique pour une grande part que Benoît XVI ait parlé d’herméneutique de rupture.
Gilson cite le cas du prêtre de Boston déclaré schismatique pour être demeuré fidèle à la devise “extra Ecclesiam nulla salus”. L’histoire est véridique, bien que plus complexe : il s’agit en l’occurrence de celle du jésuite Leonard Feeney qui fit du bruit dans les années 50 aux États-Unis et que Gilson, à l’époque à Toronto, a donc eu l’occasion de connaître (lui-même et les communautés qui adhéraient à sa théologie, avaient été condamnés par Pie XII, en 1949, parce qu’ils assimilaient à la damnation la non-appartenance explicite à l’Église catholique). Gilson s’arrête aussi sur le jeune vicaire qui refuse, ou est incapable, de lui donner une explication théologique, se contentant d’affirmer n’avoir d’autre rôle que de distribuer les feuilles de chant... Manque de formation, refus du dialogue, langue de buis, fonctionnarisation, inexpérience ? Gilson refuse de trouver une explication à cette attitude du vicaire et se contente de conclure que le fidèle qu’il est ferait mieux d’accepter cette “passivité complète” à laquelle il est invité.
Avec cet humour de second degré qu’affectionnait Gilson : alors que les tenants de la réforme conciliaire vont faire de la “participation active” des fidèles l’un de leurs grands mots d’ordre, Gilson voit dès 1965 que c’est en fait à une active passivité et à une soumission presque absolue à des tyranneaux locaux – pathétiques et souvent incompétents, agissant en vrai propriétaire de leur paroisse, ne dépendant de personne et surtout pas de leur évêque – que les fidèles vont être cantonnés !
3) Dans ce que dénonce Étienne Gilson, on est au-delà de ce que Benoît XVI qualifiera d’« herméneutique de rupture » (il voulait dire : interprétation outrée du Concile) : les feuillets du vicaire portant nouvelle traduction du Credo sont une atteinte au dogme. Mais Gilson explique bien la nature de cette blessure du dogme. Il ne s’agit nullement pour ceux qui traduisent « consubstantiel » par « de même nature » d’insinuer une hérésie christologique : ils désirent simplement faciliter aux fidèles l’accès aux textes liturgiques en banalisant les termes difficiles, quitte à les fausser, plutôt que d’en expliquer le sens. Or ces termes sont directement (le consubstantiel) ou indirectement (les prières qui parlent de sacrifice propitiatoire) ceux par lesquels l’Église enseigne la foi. On est en présence, non pas d’une rupture théologique – hélas ! pourrait-on dire, car l’hérésie nécessite que l’on s’intéresse au langage du Magistère – mais, dit Gilson, d’un « avachissement théologique ». Le discours liturgique postconciliaire (de même que la prédication et la catéchèse) a pu parfois tomber dans l’hérésie. Mais il procédait surtout d’une édulcoration de la théologie, d’un désintérêt pour le dogme et, au total, d’un affadissement de la foi, dont on voit aujourd’hui les désastreuses conséquences.